Le choc de Fukushima

  • National Newswatch

Voir la zone évacuée de Fukushima est tout un choc. C'est une chose que de l'imaginer, c'en est une autre que de contempler les conséquences de la catastrophe nucléaire de vos propres yeux.Imaginez votre maison, votre voiture, votre propriété, votre quartier, subitement inclus dans une zone interdite. Vous n'avez plus le droit d'y aller, ou alors seulement une brève heure de temps en temps. La forêt environnante est toujours aussi verte, la mer toujours aussi bleue, mais une couverture de mort invisible les recouvre, que vous ne pouvez ni voir, ni toucher, ni sentir. Mais elle est bien là, pour des décennies, peut-être davantage.Retourner vivre chez vous mettrait votre santé en danger. D'ailleurs, vous n'êtes pas sûr d'avoir évacué à temps la zone dangereuse. Vous craignez pour votre santé et celle de votre famille. Le spectre du cancer vous hante. Que vous réserve l'avenir : la leucémie? Le cancer de la thyroïde? Un bébé malformé?Ou alors on vous autorise à rester chez vous, votre quartier étant jugé suffisamment éloigné de la zone dangereuse. Mais on vous recommande de prendre des précautions, comme par exemple de ne pas laisser vos enfants jouer dehors. On a même construit des gymnases à cet effet.Votre fille a le cœur brisé : elle devait se marier avec un jeune homme d'une autre région, mais le mariage est annulé, car on ne veut pas d'une future maman irradiée.Vous êtes agriculteur mais n'avez plus le droit de vendre les produits de votre terre, devenus impropres à la consommation. Vous êtes pêcheur, mais la zone où vous attrapiez votre poisson est condamnée.Voilà quelques-unes des multiples facettes du cauchemar que vivent les habitants de la préfecture de Fukushima, au nord du Japon. Le 11 mars 2011, provoqué par un tremblement de terre de magnitude 9, un énorme tsunami propulse des vagues de quinze mètres de haut, déferle sur la région, fauche 1 599 vies, détruit tout sur son passage et cause un accident nucléaire d'une ampleur inégalée depuis celui de Tchernobyl en 1986. La fonte de trois réacteurs et l'endommagement d'un quatrième libèrent des radiations dans l'atmosphère et l'océan, contaminant 30 000 kilomètres carrés, 8% de la surface du Japon. En raison de ce désastre nucléaire, 300 000 habitants de la préfecture du Fukushima ont été évacuées. Cent-trente mille le sont toujours.J'ai rencontré certaines de ces familles lorsque je suis allé au Japon du 30 septembre au 8 octobre 2014, à l'invitation de la section suisse de la Croix verte, dans le but de mesurer les conséquences du désastre nucléaire de Fukushima. La Croix verte est une organisation fondée en 1993 par Mikhail Gorbatchev à la suite du sommet de Rio. Active dans une trentaine de pays, elle se distingue, entre autres bonnes choses, par l'attention qu'elle porte à la sécurité environnementale, y compris les victimes d'accidents nucléaires. La Croix verte est bien présente à Fukushima, et y aide les familles déplacées du mieux qu'elle le peut.La Croix verte - Suisse a réuni une trentaine d'environnementalistes et de personnalités politiques d'Amérique, d'Europe et d'Asie pour un voyage d'études sur les conséquences du désastre de Fukushima. Nous sommes allés sur place visiter la zone évacuée, du moins celle dite « restreinte » (Resident Restriction Zone), en prenant les précautions nécessaires, bien sûr. La zone la plus dangereuse, celle dite de « non-retour » (No Return Zone), ne peut pas être visitée et aucun travail de décontamination n'y a été effectué. Dans une rue supposément décontaminée de la petite ville de Tomioka, on nous a pressés de remonter dans l'autobus au bout de dix minutes, le taux de radiation étant trop élevé. Nous avons visité des maisons et des commerces abandonnés et vu les travaux de décontamination : de cinq à six mille personnes y travaillent tous les jours.Les normes de sécurité sont de deux à cinq fois plus sévères que celles qui ont été adoptées par les autorités en Russie, en Biélorussie et en Ukraine à la suite de l'accident de Tchernobyl.  Des cas de cancers ont été relevés, mais les liens évidents avec l'accident nucléaire ne devraient apparaître qu'en 2016.Les scientifiques qui nous ont donné des conférences sur les conséquences des radiations sur la santé ne s'entendent pas entre eux, bien que les études remontent aux victimes des bombardements de Hiroshima et de Nagasaki. Mais même si l'on retient les évaluations les plus optimistes, qu'est-ce que cela change ? Même si l'on vous dit que les radiations sont peut-être moins nocives, moins cancérigènes à terme que ce que l'on avait d'abord cru, iriez-vous de bon cœur vivre dans une région irradiée ?Quand les autorités distribuent dans les écoles des dépliants qui expliquent qu'après tout, les radiations, ce n'est pas si grave, cela crée plus de polémique que de réconfort. Alors les gens se documentent eux-mêmes. Ils vous parlent des différences de nocivité entre le césium 137, le cobalt 60, le plutonium 239, le strontium 90… Pour le moment, ce sont les impacts psycho-sociaux qui ont tué bien plus que les radiations : on estime à 1 660 le nombre de vies interrompues par le stress post-traumatique, l'anxiété chronique, la dépression, les dislocations familiales, les conditions de vie précaires, le déracinement et les suicides à la suite de l'évacuation.Nous avons rencontré les autorités locales de la région de Fukushima ainsi que des députés du parti gouvernemental à Tokyo. On nous a expliqué les mesures prises pour l'aide aux personnes déplacées et leur dédommagement, l'inspection des aliments et de l'eau potable, la décontamination des sites, le suivi des taux de radiation et les efforts déployés pour gérer les déchets radioactifs et les terres contaminées qui s'accumulent.L'eau qui sert à refroidir les réacteurs de la centrale de Daiichi, il faut bien la stocker quelque part. Si tout va bien, on estime qu'il faudra une trentaine d'années pour enlever le carburant radioactif des réacteurs. Entretemps, on doit trouver le moyen d'éviter que ce carburant s'échappe une fois encore dans le sol ou l'océan. Tout cela mobilise un personnel hautement qualifié ainsi que d'énormes dépenses, y compris, ô paradoxe, en électricité. Mais pour quels résultats ? Des représentants municipaux nous ont dit que la technologie n'était pas au point et que des fuites radioactives continuent de se produire, contaminant notamment les eaux et les ressources halieutiques du Pacifique. On en est encore aux solutions intérimaires face à un problème qui va durer des dizaines d'années et qui risque d'affecter plusieurs autres populations riveraines au Japon et ailleurs.À la suite de l'accident de Fukushima, le Japon a mis à l'arrêt ses 54 réacteurs nucléaires. Ils fournissaient plus du quart (29%) de l'électricité du Japon. Il a fallu remplacer cette source d'énergie par l'éolien, le solaire mais surtout par des hydrocarbures, en important du gaz naturel et du charbon. Une conséquence de ce recours accru aux hydrocarbures est que le Japon, qui s'était engagé à réduire du quart (25%) ses émissions de gaz à effet de serre pour 2020 par rapport à ce qu'elles représentaient en 1990, prévoit maintenant plutôt les augmenter de 3%. Les députés que j'ai rencontrés m'ont dit que le gouvernement japonais ne s'engagera pas envers une nouvelle cible de réduction pour 2030 tant que l'avenir de l'énergie nucléaire ne sera pas clarifié.Les centrales nucléaires s'avèrent presque aussi coûteuses à entretenir à l'arrêt que lorsqu'elles produisaient de l'électricité. Pour le moment, le gouvernement envisage de remettre en activité deux réacteurs nucléaires au sud du Japon, sur la base d'une évaluation scientifique qu'il estime extrêmement prudente et rigoureuse. Mais la perspective de cette réouverture suscite – on le comprend aisément – énormément de résistance et d'appréhension dans la population.L'une des conséquences les plus tristes du désastre de Fukushima est l'affaiblissement du lien de confiance entre une large partie de l'opinion publique japonaise et son gouvernement. Les Japonais me sont apparus comme on les imagine : un peuple souriant, poli, travailleur, inventif, discipliné et très respectueux de l'autorité. D'ordinaire, le gouvernement est perçu comme le père protecteur – ou la mère protectrice – lors des catastrophes naturelles qui frappent régulièrement ce pays : typhons, tremblements de terre, éruptions volcaniques. Mais après l'accident nucléaire de Fukushima, pour la première fois, la bonne foi du gouvernement a été mise en doute. N'avait-il pas promis qu'un tel malheur ne se produirait jamais ? Les défaillances de l'Agence japonaise de sûreté nucléaire et les falsifications avérées de la Tokyo Electric Power Company (TEPCO), compagnie propriétaire de la centrale, ont été pointées du doigt.  Pour éviter la panique, le gouvernement a multiplié les déclarations rassurantes. Celles-ci ont été mises en doute et perçues comme une forme de manipulation, ce qui a suscité une rancœur et une amertume encore bien présentes aujourd'hui.Mais même dans le malheur, l'humour – ou du moins l'ironie amère – trouve sa place. Des Japonais vous raconteront l'histoire de ce scientifique à l'emploi de TEPCO qui, pour rassurer la population, est allé jusqu'à déclarer : « Les gens souriants ne sont pas affectés par les radiations. Seuls les gens préoccupés le sont. Cela a été prouvé par expérimentation animale. »Il serait difficile sur cette planète de trouver un pays qui combine mieux que le Japon le sens de l'organisation, la discipline individuelle et collective, la cohésion sociale et l'expertise technologique. Ce pays se croyait à l'abri d'une catastrophe nucléaire. Elle est pourtant survenue, à la suite, il est vrai, d'un désastre naturel d'une ampleur imprévue. Quel pays peut avoir l'intime assurance qu'il aurait mieux fait face aux conséquences de la crise que le Japon? Quand on pense que des pays beaucoup moins bien organisés ou moins stables politiquement que le Japon veulent aussi avoir des centrales nucléaires, on ne peut s'empêcher de penser que nous jouons aux dés. Des dés explosifs !Fukushima est là pour témoigner du tort qu'une humanité trop téméraire s'inflige à elle-même. Saurons-nous en tirer les leçons ?Stéphane Dion a été ministre des Affaires intergouvernementales de 1996 à 2003, soit plus longtemps que tout autre Canadien depuis la Confédération. À ce titre, il a contribué à la résolution d'innombrables négociations fédérales-provinciales en plus de jouer un rôle clé pour l'unité canadienne. Aussi responsable des langues officielles, il a été l'artisan d'un plan de relance fort bien reçu par les communautés.Ministre de l'environnement de 2004 à 2005, il a obtenu l'un des budgets les plus verts de l'histoire du Canada et a contribué à sauver le Protocole de Kyoto lorsqu'il a présidé, à Montréal, la Conférence de l'ONU sur les changements climatiques.Élu Chef du Parti libéral du Canada en 2006 et devenu Chef de l'Opposition officielle à la Chambre des communes, il a proposé un plan visionnaire pour rendre le Canada à la fois plus prospère, plus juste et plus vert. Après les élections fédérales de 2008, Stéphane Dion est demeuré député de Saint-Laurent-Cartierville où il a été réélu à sept reprises depuis 1996.Actuellement, M. Dion est le Porte-parole libéral pour les affaires intergouvernementales, le Conseil privé de la Reine pour le Canada, le Patrimoine canadien et les langues officielles.